Vous avez appris l'inventaire phonologique du français, c.-à-d. la liste des segments (consonnes et voyelles) qui existent dans la langue. Mais on ne peut pas mettre ces segments n'importe où pour faire une syllabe ou un mot. La phonologie française limite la distribution de ces segments, et on ne voit certains segments que dans certains contextes.
La phonotaxe décrit quels segments peuvent se mettre ensemble dans certaines parties de la syllabe. En français, c'est possible d'avoir les séquences /ps/, /pt/, et /pn/ dans l'attaque d'une syllabe (cf. psychologue, ptérodactyle, pneu), mais ces séquences ne sont pas possibles dans l'attaque des syllabes en anglais. Il y a quand même plusieurs séquences qui ne sont pas possibles en français (par exemple, aucun mot en français ne commence par fs-). Certaines séquences n'apparaissent que dans des mots empruntés : le nom du footballeur Kylian Mbappé inclut la séquence /mb/, une attaque nasale-occlusive qui n'est typiquement pas permise en français mais qui est typique des langues Bantu en Afrique.
La phonotaxe influence l'enchaînement. Par exemple, en observant les débuts des mots français, on peut reconnaître que la séquence /tʁ/ est une attaque acceptable (trop, très, triple, etc.), mais que la séquence /tp/ ne l'est pas. Si une séquence est permise en début de mot, elle est forcément aussi permise dans l'enchaînement. Alors, le /t/ dans le coda du mot tante passe dans l'attaque d'un mot suivant qui commence par /ʁ/ : Tante Rose [tɑ̃.tʁoz]. Mais parce que la séquence /tp/ n'est pas permise dans l'attaque, il n'y a pas d'enchaînement de /t/ quand le mot suivant commence par /p/ : Tante Pauline [tɑ̃t.po.lin]
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Dans un premier chapitre, nous avons parlé des allomorphes. Un allophone est un segment qui alterne avec un autre segment dans certains contextes et qui n'est pas distinct du deuxième dans l'inventaire phonémique (c'est-à-dire, qu'il ne peut pas distinguer un mot d'un autre). Par exemple, on disait dans un chapitre précédent que le 'R' français peut se prononcer plus fortement en attaque d’une syllabe initiale qu'en coda dans plusieurs variétés de français métropolitain. On dit généralement qu'il n'y a qu'un seul 'R' dans l'inventaire phonologique, mais qu'il y a des 'R' allophoniques qui se produisent différemment selon le contexte ; peu importe si on prononçait le mot frère comme [fʀɛʁ], [fʀɛʀ], [fʁɛʁ], ou même [fɾɛɾ], on dirait qu'il s'agit toujours du même mot.
Une manière que le contexte peut produire des allophones, c'est l'assimilation. L'assimilation décrit la modification d'un segment par l'influence d'un segment avant ou après. Par exemple, le segment /b/ dans les mots obliger et obtenir n'est typiquement pas prononcé de la même manière. Dans le mot obliger, c'est prononcé comme [b], mais dans le mot obtenir, ce segment est souvent prononcé comme [p]. Devant /t/, qui est un son non-voisé, /b/ a tendance a se prononcer de manière non-voisée aussi. [p] est donc un allophone de /b/ (en plus d'être son propre phonème dans d'autres contextes). Parfois la différence entre deux allophones est très subtile. Le segment /ʒ/ dans le mot gîte est prononcé avec les lèvres écartées, mais ce même phonème dans le mot jour est prononcé avec les lèvres arrondies. L'articulation de ce phonème est assimilée à la voyelle suivante (qui est arrondie ou non), et cette différence d'articulation fait une petite différence dans la qualité de ce son (qui peut être notée, si nécessaire, comme /ʒʷ/ pour la consonne arrondie).
Considérons l'exemple des voyelles représentées par les 'e' soulignés dans deux mots mes et mer. On va voir que ces voyelles sont vues de manières différentes dans des variétés de français différentes. Dans certains français (par ex., le français métropolitain du nord de la France), on dirait qu'il s'agit de deux phonèmes distincts (c.-à-d., /e/ et /ɛ/) ; mais dans d'autres variétés de français (par ex., le français méridional), on dirait qu'il s'agit plutôt d'un seul 'e' phonème (que nous allons représenter par la majuscule /E/) avec deux allophones possibles (c.-à-d., /e/ et /ɛ/) selon le contexte. C'est encore la même situation quant aux voyelles fermées /y,i,u/ et les voyelles pré-fermées/relâchées qui y correspondent en français québécois : /ʏ,ɪ,ʊ/ ; les voyelles fermées alternent avec les voyelles pré-fermées selon le contexte.
Alors, la question se pose : Dans quels contextes fait-on ces alternations ?
Les voyelles moyennes (c.-à-d., les mi-fermées /e,ø,o/ et les mi-ouvertes /ɛ,œ,ɔ/) se ressemblent beaucoup vis-à-vis de l'articulation et la manière dont elles sont représentées à l'écrit ; par exemple, les voyelles /ø/ et /œ/ se distinguent à l'oral par une petite différence en lieu d'articulation, et la séquence de lettres -eu- les représente régulièrement à l'écrit. Donc, comment peut-on savoir quand il faut prononcer l’une et pas l’autre ? Il y a deux indices qui nous aident : la nature ouverte ou fermée de la syllabe et l’orthographe.
Bien qu’il y ait diverses exceptions dans diverses variétés de français, il y a une tendance forte que nous voyons dans plusieurs français que nous appelons la loi de position qui dit que la majorité de voyelles moyennes qui se trouvent dans une syllabe ouverte sont des voyelles mi-fermées, et la majorités de voyelles moyennes qui se trouvent dans une syllabe fermée sont des voyelles mi-ouvertes ; donc il y a une relation inverse entre la nature ouverte/fermée de la syllabe et la nature ouverte/fermée de la voyelle, comme on voit dans la Figure 1, ci-dessous.
FIGURE 1 : Relation inverse entre la nature de la syllabe et celle de la voyelle.
Cette tendance (le mot « loi » est quand même un peu fort) est assez stable pour certains cas : le /E/ dans une syllabe fermée sera (quasiment) toujours /ɛ/ ; le /Ø/ (c.-à-d., /ø/ et /œ/) dans une syllabe ouverte sera presque toujours /ø/ ; et le /O/ (c.-à-d., /o/ et /ɔ/) dans une syllabe ouverte sera presque toujours /o/. C’est dans les autres contextes (c.-à-d., /E/ dans une syllabe ouverte et /Ø/ ou /O/ dans une syllabe fermée) où on voit la majorité des exceptions.
L'orthographe peut nous aider à démêler le nœud d'exceptions. Par exemple, les accents indiquent souvent la voyelle moyenne qui se produit :
Il y a des séquences orthographiques et des mots qui ont eux aussi quelques tendances :
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En considérant la nature ouverte/fermée de la syllabe, on peut prédire l'alternance des voyelles pré-fermées/relâchées (/ʏ,ɪ,ʊ/) avec les voyelles fermées /y,i,u/ en français québécois. Comparons les pairs qu'on voit en (1), ci-dessous :
1) a. nu /ny/ nuque /nʏk/
b. vie /vi/ vite /vɪt/
c. doux /du/ doute /dʊt/
Quand la voyelle se trouve dans une syllabe ouverte (la colonne à gauche), elle est plutôt fermée ; quand la voyelle se trouve dans une syllabe fermée (la colonne à droite), elle est plutôt pré-fermée/relâchée.
Quand vous avez appris les phonèmes et les symboles phonétiques des voyelles françaises, on vous a dit que la voyelle représentée par le symbole phonétique /ə/ était un cas particulier, et cela n'était pas un mensonge. Le schwa (ou le e caduc ou le e muet) est « une voyelle qui alterne avec zéro dans le contexte du même morphème » (Côté & Morrison 2007: 160, notre traduction), ce qui veut dire que cette « voyelle non conformiste » (Ayres-Bennett, Carruthers, & Temple 2001: 98) peut apparaître ou non quand on prononce un mot. Par exemple, considérons les deux manières de prononcer le mot semaine représentées dans (1), ci-dessous :
1) a. une semaine
[yns(ə)mɛn]1
b. la semaine
[las(ə)mɛn]
1Les parenthèses indiquent un segment dont la prononciation ouverte est variable.
Dans les deux séquences, le schwa peut disparaître (par exemple, on peut dire [lasəmɛn] ou [lasmɛn]), mais le sens du mot semaine ne change pas (il fait toujours référence à une période de sept jours). Il s'agit d'un phénomène phonologique, c’est-à-dire que l’identité et la fonction de ce segment sont surtout définies par le contexte et l'identité des segments qui l’entourent (Hannahs 2007).
En français, on dit souvent que l'articulation du schwa est identique à /ø/ ou /œ/ (Côté & Morrison 2007: 160), mais on le considère à part de ces deux autres phonèmes parce qu'on le traite de manière différente dans la langue. Par exemple, bien que la prononciation du mot je puisse être identique à celle du mot jeu (c.-à-d., [ʒø] dans les deux cas), on peut laisser tomber la voyelle du premier mot, mais pas du deuxième (par ex., j'aimais versus jeu aimé).
Cela ne veut pas dire qu'on peut toujours laisser tomber un schwa. On ne peut pas laisser tomber le schwa dans l'adverbe admirablement sans aussi laisser tomber un son voisin (par ex., le /l/). Donc, il faut savoir identifier dans quels contextes phonologiques on peut le laisser tomber.
Il y a plusieurs contextes où on peut laisser tomber le schwa, mais nous allons en souligner seulement trois :
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Hansen (2012) a étudié la conservation ou l'effacement du schwa dans la parole de neuf jeunes francophones de Paris quand ils lisaient un texte écrit. Une conclusion de cette enquête a démontré que le schwa était conservé systématiquement dans certains cas de VCəC (où V = Voyelle et C = Consonne), mais il était effacé dans d'autres cas de VCəC. Analysez les mots suivants1 et élaborez une théorie qui explique le comportement de schwa dans ces données.
1Les mots dans cet exercice sont tirés de Hansen, A. B. (2012). A study of young Parisian speech: some trends in pronunciation. In R.S. Gess, C. Lyche and T. Meisenburg (Eds.), Phonological Variation in French: Illustrations from Three Continents. Amsterdam: Benjamins, pp. 151–172.
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