Objectifs
- Pouvoir décrire l'articulation de la voyelle /ə/.
- Savoir identifier l'environnement phonologique où cette voyelle apparaît.
- Comprendre quelques tendances concernant sa réalisation ouverte et sa suppression.
On a déjà dit que le /ə/ (dit, schwa/e-muet/e-caduc/etc.) constituait un statut spécial dans la langue française ; dans ce chapitre on découvre l'articulation de cette voyelle particulière, son statut comme 'voyelle instable' et quand on a tendance à la maintenir ou la laisser tomber.
« Une voyelle non conformiste »
Quand vous avez appris les phonèmes et les symboles phonétiques des voyelles françaises, on vous a dit que la voyelle représentée par le symbole phonétique /ə/ était un cas particulier, et cela n'était pas un mensonge. Le schwa (ou le e caduc ou le e muet) est « une voyelle qui alterne avec zéro dans le contexte du même morphème » (Côté & Morrison 2007: 160, notre traduction), ce qui veut dire que cette « voyelle non conformiste » (Ayres-Bennett, Carruthers, & Temple 2001: 98) peut apparaître ou non quand on prononce un mot. Par exemple, considérons les deux manières de prononcer le mot semaine représentées dans (1), ci-dessous :
1) a. une semaine
[yns(ə)mɛn]1
b. la semaine
[las(ə)mɛn]
1Les parenthèses indiquent un segment dont la prononciation ouverte est variable.
Dans les deux séquences, le sens du mot semaine ne change pas (il fait toujours référence à une période de sept jours), mais le schwa peut disparaître (par exemple, on peut dire [lasəmɛn] ou [lasmɛn]. Il s'agit d'un phénomène phonologique, c’est-à-dire que l’identité et la fonction de ce segment sont surtout définies par le contexte et l'identité des segments qui l’entourent (Hannahs 2007).
En français, on dit souvent que l'articulation du schwa est identique à /ø/ ou /œ/ (Côté & Morrison 2007: 160), mais on le considère à part de ces deux autres phonèmes parce qu'on le traite de manière différente dans la langue. Par exemple, bien que la prononciation du mot je puisse être identique à celle du mot jeu (c.-à-d., [ʒø] dans les deux cas), on peut laisser tomber la voyelle du premier mot, mais pas du deuxième (par ex., j'aimais versus jeu aimé).
Cela ne veut pas dire qu'on peut toujours laisser tomber un schwa. On ne peut pas laisser tomber le schwa dans l'adverbe admirablement sans aussi laisser tomber un son voisin (par ex., le /l/). Donc, il faut savoir identifier dans quels contextes phonologiques on peut le laisser tomber.
Tomber ou ne pas tomber ?
Il y a plusieurs contextes où on peut laisser tomber le schwa, mais nous allons en souligner seulement trois :
- A la fin d'un mot qui a une autre voyelle comme noyau dans la syllabe (précédente). Par exemple : banque [bɑ̃k(ə)], chante [ʃɑ̃t(ə)], écharpe [eʃaʁp(ə)], Mexique [mɛksik(ə)], etc. Il faut noter que l'apparition du schwa dans ce contexte est très variable selon la variété de français qu'on parle. Dans les variétés non-méridionales, il est sytématiquement absent (c.-à-d., un dictionnaire donnerait la transcription [bɑ̃k] pour le mot banque, sans indiquer de schwa possible) ; mais dans certaines variétés méridionales, le schwa se prononce régulièrement dans ce contexte (par ex., banque [bɑ̃kə]).
- L'élision du schwa est prescriptivement obligatoire dans les mots grammaticaux monosyllabiques (c.-à-d., je, me, te, se, le, ce, de, ne, que) quand le mot qui suit commence par une voyelle. « L'élision représente la perte de l'une de deux voyelles voisines à travers une frontière de mot » (Green & Hintze 2021: 125 ; cf. Valdman 1993: 191-2). Donc, on le processus d'élision changerait la séquence « *je ai » à « j'ai. »
- Pour le troisième contexte, il s'agit plutôt d'un concept et pas forcément d'un contexte spécifique. Selon Côté (2008: 76, notre traduction ) « La présence des séquences de trois ou plus de trois consonnes conditionne la distribution de schwa. Cette contrainte de trois consonnes sur l'apparence de schwa est en fait l'une des généralisations classiques que l'on trouve dans les descriptions traditionnelles de 'e muet' et son élaboration date au moins de Grammont (1894) et sa Loi des 3 consonnes. » La loi des trois consonnes déconseille l'effacement d'un schwa si son absence mènerait à une séquence de trois consonnes. Selon Côté (2008: 76, notre traduction) « le comportement de schwa en français est motivé principalement par un principe de contiguïté selon lequel chaque consonne se trouve contiguë à une voyelle. Généralement on omet le schwa quand sa présence n'est pas nécessaire pour satisfaire cette condition. » Par exemple, considérons le schwa dans le mot probablement /pʀɔbabləmɑ̃/ : si on laissait tomber le schwa, on aurait une séquence défavorable de trois consonnes (c.-à-d., [pʀɔbablmɑ̃]) ou la consonne /l/ n'est pas contiguë à une voyelle.
- Comme toute « loi » linguistique, il faut bien noter que la loi des trois consonnes n'est pas une véritable loi : il s'agit plutôt d'une tendance forte et non d'une loi. Donc vous allez entendre les gens laisser tomber des schwas dans certains contextes même quand cela conduit à une séquence défavorable de trois consonnes contiguës.
Information : Hansen (2012: 163) note que « The behavior of schwa also depends on the position of the syllable in the word and of formality and speech tempo (Hansen 1994; Léon 1987; Malécot 1976; Léon 1966). »
Vérifier votre compréhension
Selon ce que vous avez lu dans ce chapitre, indiquez si les schwas que représentent les 'e' soulignés sont susceptibles ou non de tomber des phrases suivantes :
- Je ne veux pas sécher le cours aujourd'hui.
- Presque toute la classe est là.
- Il l'avait mise sur sa table de nuit.
- Je te le dit encore : prends soin de ce livre.
Mettre en pratique
Hansen (2012) a étudié la conservation ou l'effacement du schwa dans la parole de neuf jeunes francophones de Paris quand ils lisaient un texte écrit. Une conclusion de cette enquête a démontré que le schwa était conservé systématiquement dans certains cas de VCəC (où V = Voyelle et C = Consonne), mais il était effacé dans d'autres cas de VCəC. Analysez les mots suivants1 et élaborez une théorie qui explique le comportement de schwa dans ces données.
- ses chemises [ se.ʃəmiz ]
- en revanche [ ɑ̃.ʀə.vɑ̃ʃ ]
- bêtement [ bɛt.mɑ̃ ]
- trente-six [ tʀɑ̃t.sis ]
- par la télévision seraient témoins [ paʁ.la.te.le.vi.zjɔ̃.sə.ʁe.te.mwɛ̃ ]
- indiqueraient [ ɛ̃.di.kʀe ]
- baisser depuis [ be.se.də.pɥi ]
- détachement [ de.taʃ.mɑ̃ ]
1Les mots dans cet exercice sont tirés de Hansen, A. B. (2012). A study of young Parisian speech: some trends in pronunciation. In R.S. Gess, C. Lyche and T. Meisenburg (Eds.), Phonological Variation in French: Illustrations from Three Continents. Amsterdam: Benjamins, pp. 151–172.
Sources
- Ayres-Bennett, W., Carruthers, J., and Temple, R. (2001). Problems and Perspectives: Studies in the modern French language. New York: Longman.
- Côté, M.-H. (2008). Empty elements in schwa, liaison and h-aspiré: the French holy trinity revisited. In J. Hartmann, V. Hegedüs, and H. van Riemsdijk (Eds.), Sounds of Silence: Empty Elements in Syntax and Phonology, pp. 61–103. Amsterdam: Elsevier.
- Côté, M.-H., & Morrison, G. (2007). The nature of the schwa/zero alternation in French clitics: Experimental and non-experimental evidence. Journal of French Language Studies, 17(2), 159–186. doi: 10.1017/S0959269507002827
- Grammont, M. (1894). La loi des trois consonnes. Mémoires de la société de linguistique de Paris, 8, 53–90.
- Green, J. N., & Hintze, M.-A. (2021). L’élision en français: une catégorie qui n’est plus catégorique. Studii de Lingvistică, 11, 123–146.
- Hannahs, S. J. (2007). French phonology and L2 acquisition. French applied linguistics, 16, 50–74.
- Hansen, A. B.. (1994). Etude du E caduc – stabilisation en cours et variations lexicales.
Journal of French Language Studies 4, 25–54. - Hansen, A. B. (2012). A study of young Parisian speech: some trends in pronunciation. In R.S. Gess, C. Lyche and T. Meisenburg (Eds.), Phonological Variation in French: Illustrations from Three Continents. Amsterdam: Benjamins, pp. 151–172.
- Léon, P. R. (1966). Apparition, maintien et chute du ‘E caduc’. La Linguistique 2, 111–122.
- Léon, P. R. (1987). E caduc: facteurs distributionnels et prosodiques dans deux types de
discours. Proceedings of the Eleventh International Congress of Phonetic Sciences, vol. 3,
109–112. Tallinn, Estonia. - Malécot, A. (1976). The effect of linguistic and paralinguistic variables on the elision of the
French mute-e. Phonetica 33(2), 93–112.